lundi 1 août 2016

Mort à crédit, Céline

Ma note : 9/10

Voici la quatrième de couverture: Un roman foisonnant où Céline raconte son enfance et sa jeunesse : « C'est sur ce quai-là, au 18, que mes bons parents firent de bien tristes affaires pendant l'hiver 92, ça nous remet loin. C'était un magasin de "Modes, fleurs et plumes". Y avait en tout comme modèles que trois chapeaux, dans une seule vitrine, on me l'a souvent raconté. La Seine a gelé cette année-là. Je suis né en mai. C'est moi le printemps. »

Dans son excellente biographie, Yves Buin résume bien Céline au tout début du bouquin :

 « Pour beaucoup Céline demeure définitivement infréquentable, rebutés qu'ils sont par les pamphlets, souvent évoqués, vilipendés et non lus, qui focalisent la passion. Pour ceux-là qui passent à côté d'une oeuvre considérable, les autres livres disparaissent ainsi, annulés par ce qu'on fantasme des comportements conjoncturels de leur auteur en une période de l'Histoire (1937-1945) fort troublée et dramatique. Abhorré, le personnage Céline invalide alors l'écrivain. À l'opposé, les inconditionnels absolus du texte célinien, au pire, gomment le parcours chaotique de l'homme ou, au mieux, l'annexent à l'oeuvre comme une de ses sources indéniables pour le neutraliser dans « du littéraire », une fatalité devenant par la transe du verbe une positivité. Dans ces deux occurrences quelque chose est manqué d'une éclatante et insoluble contradiction existentielle : un homme s'est débattu avec son irrationnel, ses hantises, ses démons et a eu la témérité de les rendre publics, s'exposant à la vindicte. Médecin humaniste (eh oui !), imprécateur féroce et provocateur, obsédé par la figure écrasante du Peuple du Livre, inventeur d'une langue inimitable, perdu dans une déréliction totale, la fièvre d'écrire diffère sa mort psychique et, un temps, sa destruction physique. Telle est l'équation célinienne. L'accepter sans prétendre la résoudre permet de sortir de l'impasse d'un vieux débat moralisant. »

 Céline est l'écrivain français préféré de Philip Roth. Avec son humour, ce dernier dit que Céline est son "Marcel Proust" français. Comme il disait que son "Marcel Proust" américain était Henry James. Imaginez si Roth parlait le français à quel point il serait subjugué par la qualité de l'oeuvre de Céline. Celui-ci est le seul écrivain francophone à écrire un langage parlé qui se tient ! Il a, de mon point de vue, totalement réinventé une langue écrite tellement la qualité de sa prose est grande. Mais pour s'en rendre compte clairement, on doit le lire et le relire à de nombreuses reprises. De plus, ses meilleures œuvres sont les premiers romans (avec en tête de liste Voyage au bout de la nuit, contrairement à ce que dit le biographe Yves Buin) parce que ses œuvres tardives souffrent d'une désinvolture alarmante, d'une presque schizophrénie littéraire. Les phrases (trop courtes) sont étrangement construites avec les points de suspension un peu partout (et surtout là où ils ne devraient pas être) et malgré le fait que l'on rentre quand même dans la tête de Céline, que c'est intéressant à lire par moments, le tout donne un résultat bâclé selon moi, même si Céline se donnait corps et âme pour les écrire. En tout cas, une chose est certaine, c'est qu'ils sont extrêmement difficiles à lire, contrairement à ses deux premiers.

 Céline aurait pu être l'écrivain d'un seul roman et il n'aurait quand même pas perdu de son lustre. Bien au contraire ! Voyage est le meilleur, bien que j'apprécie aussi celui-ci, étant donné qu'ici sa prose n'a pas perdu encore tout à fait de sa puissance. C'est cela le problème avec les romans subséquents de Céline. Sa puissance est fausse alors que les deux premiers, en plus de se lire plus facilement, ont une vraie puissance ! Ici, notre plaisir de lecture est intact si on le lit tout de suite après Voyage. Par contre, les thèmes abordés sont peut-être moins importants que son premier, notamment parce que ceux-ci gravitent autour du thème de l'enfance, de la jeunesse. Voyage au bout de la nuit l'amenait à parler de la guerre, des usines Ford américaines (la dénonciation du capitalisme) et du colonialisme. Dans Mort à Crédit, les thèmes abordés sont l'enfance et la souffrance. Ils servent de piliers, et à cela se greffent plusieurs autres thèmes, comme entre autres la violence, la saleté, la mort. Le personnage s'appelle Ferdinand, contrairement à Voyage, ce qui porte à croire que Céline voulait commencer à se rapprocher de ses romans (on reverra très peu Bardamu par la suite).

 Il était médecin des pauvres et le début de Mort à Crédit traite de cela pour revenir à son enfance assez rapidement. Il nous amène dans le Ferdinand plus âgé. En plus d'être le meilleur pour s'approcher de la prose "parlée", Céline est l'un des meilleurs pour écrire à la première personne du singulier : « Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m'ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde. Hier à huit heures Madame Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s'élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C'était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l'enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : «Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà... Et puis tant pis. Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu'elle est morte Madame Bérenge à ceux qui m'ont connu, qui l'ont connue. Où sont-ils ? Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s'écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse. Elle savait Madame Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire... Tous ces gens sont loin... Ils ont changé d'âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler toujours d'autre chose... Vieille Madame Bérenge, son chien qui louche on le prendra , on l'emmènera...» Le titre laisse présager des ténèbres sans nom et encore une fois, c'est bien ce que nous offre Céline du début à la fin. Le titre peut laisser penser que nous ne pouvons même pas acheter notre mort comptant. Et naître, c'est acheter sa mort à crédit ! Le message est le suivant : vivre est tellement difficile que nous devons acheter la mort à crédit, difficilement. Je ne crois pas que les romans de Céline soient à classer dans un nihilisme abstrait et métaphysique, comme celui de Schopenhauer et surtout de Cioran. Ce n'est pas du nihilisme dont il est question ici mais bel et bien du pessimisme "vécu", de l'expérience, de la sueur, du sang. Il se rapproche, en ce sens, de la pièce Richard III de Shakespeare.

 L'éditeur avait présenté ce roman de cette façon :

 « Après Voyage au bout de la nuit, publié en 1932, Mort à Crédit, en 1936, est le deuxième grand roman de Céline, qui nous ramène au temps de son enfance : « Le siècle dernier je peux en parler, je l'ai vu finir... » Nous suivons d'un chapitre à l'autre les avatars du jeune Ferdinand aux prises avec son époque - la France et l'Angleterre d'avant 1914 - et son éducation - une suite d'expériences familiales, touristiques, scolaires, laborieuses, érotiques, etc. Ferdinand grandit au fond d'une impasse, entre une mère mercière et un père correspondancier qui s'empoisonnent littéralement l'existence et accablent leur fils unique de reproches amers et douloureux. Il ne trouve dans sa famille besogneuse et mesquine qu'une atmosphère étouffante, fébrile, odieuse, de laquelle deux personnalités seulement filtrent comme des rayons de soleil : celles de sa grand-mère Caroline et de son oncle Édouard qui le tire sans cesse d'embarras avec confiance et bonhomie. En sus de leur travail principal, ses parents se livrent à des besognes variées auxquelles Ferdinand doit participer, puis il fait son apprentissage comme garçon de courses, emballeur, représentant, ouvrier, secrétaire... Il y a aussi l'inoubliable séjour en Angleterre, au Meanwell College de Rochester. En l'épouse du directeur, Nora Merrywin, Ferdinand découvre « un sortilège de douceur ». Leurs relations s'achèvent sur quelques minutes de volupté aveugle, et sur l'étrange suicide de Nora. L'élève doit regagner Paris. Ici encore, l'oncle Édouard se montre providentiel. Il introduit Ferdinand chez Courtial des Pereires, une sorte de Léonard de Vinci de la fumisterie scientifique, qui d'abord subjugue son secrétaire-assistant-trésorier pour le décevoir ensuite comme tout le monde. Au service du directeur du «Genitron», Ferdinand connaît simultanément la gêne et la liberté, le labeur intense et le loisir, le vagabondage et l'instruction. Mais un scandale oblige l'aéronaute-inventeur-escroc à fuir la capitale pour faire oublier dans la banlieue, presque en province, où il ouvre un pensionnat, le « Familistère Rénové de la Race Nouvelle », et procède à des essais de cultures scientifiques par la « radio-tellurie ». La nouvelle aventure devient le drame ultime de Courtial, qui se tire un coup de fusil dans la tête. Ferdinand semble désormais refuser l'aide et l'hospitalité de son oncle et veut s'engager à l'armée : à la « reine des batailles » ? à la cavalerie ? parmi les « matafs » ? La suite de l'histoire apparaît dans d'autres livres, sous de nouveaux masques et déguisements. »

 Pour bien apprécier Céline (et surtout Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit), deux conditions s'imposent : avoir le français comme langue maternelle et avoir le temps de le relire plusieurs fois. Sinon, l'opinion du lecteur est de moindre valeur. Pour bien apprécier le langage parlé en prose, il faut avoir la langue française en soi, dans le corps, sous la peau. J'aime surnommer Voyage au bout de la nuit mon roman de l'infini parce que je peux le relire autant de fois que le temps me le permet, sans qu'il devienne ennuyeux. C'est même le contraire, il devient meilleur à chaque lecture. Je ne crois pas que Mort à Crédit m'apportera cela, encore moins Nord et D'un château l'autre. Trotski adorait Céline mais il le trouvait trop pessimiste pour lui, pour la gauche. Il disait que son constat anticapitaliste était le bon, mais qu'il n'offrait pas d'espoir. Quant à Céline, il se décrivait comme un anarchiste : « Je suis anarchiste jusqu'aux poils. Je l'ai toujours été et ne serai jamais rien d'autre. » Imre Kertesz disait que ce qu'il écrivait (lui, Kertesz) n'était pas du pessimisme, mais plutôt ce qu'il avait vécu. C'est un peu la même chose je pense pour Céline même s'il romance encore plus que Kertesz. Les romans de Céline sont toujours autobiographiques, mais il en rajoute beaucoup. Trotski faisait l'erreur, selon moi, de ramener trop férocement la littérature dans la réalité. Une oeuvre, même si elle puise dans la réalité, comme celle de Céline, peut rester indépendante, se suffire à elle-même. Céline est un grand écrivain, point à la ligne. Était-il trop ou pas assez pessimiste ? Peu importe, l'important c'est le texte. Mes quatre romanciers préférés du 20e siècle (à ce jour) sont : Beckett, Woolf, Nabokov et Bolano, et Céline est très proche d'eux et d'un point de vue objectif, je dois dire qu'il a sa place parmi ces quatre meilleurs. Il a changé la façon d'écrire des romans, et de ce que j'ai lu dans sa biographie, il en était parfaitement conscient. Il se disait supérieur à Sartre, à Camus, à Beckett. Au 20e siècle littéraire francophone, deux génies s'affrontent : Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline. Notamment parce qu'on ne peut trouver deux écrivains aussi différents. Charles Dantzig disait dans une radio québécoise que Céline n'était pas capable d'accomplir la moitié de ce que pouvait faire Marcel Proust. Bien qu'à l'époque j'étais d'accord avec cela, mon opinion a changé et je crois maintenant que Céline est de valeur égal à Proust, mais bien sûr, il est complètement différent.

 Pour terminer, voici deux citations qui donnent une bonne vue d'ensemble du style célinien. On aime ou pas son style, et cela m'a pris plusieurs années avant d'en devenir un véritable fanatique :

 « Le siècle dernier je peux en parler, je l'ai vu finir... Il est parti sur la route après Orly... Choisy-le-Roi... C'était du côté d'Armide où elle demeurait aux Rungis, la tante, l'aïeule de la famille... Elle parlait de quantité de choses dont personne se souvenait plus. On choisissait à l'automne un dimanche pour aller la voir, avant les mois les plus durs. On reviendrait plus qu'au printemps s'étonner qu'elle vive encore... Les souvenirs anciens c'est tenace... mais c'est cassant, c'est fragile... Je suis sûr toujours qu'on prenait le « tram » devant le Châtelet, la voiture à chevaux... On grimpait avec nos cousins sur les bancs de l'impériale. Mon père restait à la maison. Les cousins ils plaisantaient, ils disaients qu'on la retrouverait plus la tante Armide, aux Rungis. Qu'en ayant pas de bonne, et seule dans un pavillon elle se ferait sûrement assassiner qu'à cause des inondations on serait peut-être avertis trop tard... Comme ça on cahotait tout le long jusqu'à Choisy à travers des berges. Ça durait des heures. Ça me faisait prendre l'air. On devait revenir par le train. Arrivés au terminus fallait faire alors vinaigre ! Enjamber les gros pavés, ma mère me tirait par le bras pour que je la suive à la cadence... On rencontrait d'autres parents qui allaient voir aussi la vieille. Elle avait du mal ma mère avec son chignon, sa voilette, son canotier, ses épingles... Quand sa voilette était mouillée elle la mâchait d'énervement. Les avenues avant chez la tante c'était plein de marrons. Je pouvais pas m'en ramasser, on n'avait pas une minute... Plus loin que la route, c'est les arbres, les champs, le remblai, des mottes et puis la campagne... plus loin encore c'est les pays inconnus... la Chine... Et puis rien du tout. » 

 « Grand-mère, elle se rendait bien compte que j'avais besoin de m'amuser, que c'était pas sain de rester toujours dans la boutique. D'entendre mon père l'énergumène beugler ses sottises, ça lui donnait mal au cœur. Elle s'est acheté un petit chien pour que je puisse un peu me distraire en attendant les clients. J'ai voulu lui faire comme mon père. Je lui foutais des vaches coups de pompes quand on était seuls. Il partait gémir sous un meuble. Il se couchait pour demander pardon. Il faisait comme moi exactement. Ça me donnait pas de plaisir de le battre, l'embrasse je préférais ça encore. Je finissais par le peloter. Alors il bandait. Il venait avec nous partout, même au Cinéma, au Robert Houdin, en matinée du jeudi. Grand-mère me payait ça aussi. On restait trois séances de suite. C'était le même prix, un franc toutes les places, du silencieux cent pour cent, sans phrases, sans musique, sans lettres, juste le ronron du moulin. On y reviendra, on se fatigue de tout sauf de dormir et de rêvasser. Ça reviendra le « Voyage dans la Lune »... Je le connais encore par coeur. Souvent l'été y avait que nous deux, Caroline et moi dans la grande salle au premier. A la fin l'ouvreuse nous faisait signe qu'il fallait qu'on évacue. C'est moi qui les réveillais le chien et Grand-mère. On se grouillait ensuite à travers la foule, les boulevards et la cohue. A chaque coup nous avions du retard. On arrivait essoufflés. »

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